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Ariane

N. B. Ce texte est une transcription adaptée de l’entretien diffusé sur la cassette. Il y a donc quelques reformulations.

Je m’appelle Ariane, j’ai trente-et-un ans et j’habite rue Affre. C’est juste à côté. Là, on est devant l’église Saint-Bernard et c’est une rue qui arrive sur l’église, qui me tient particulièrement à cœur. C’est une église dont j’avais rencontré l’ancien prêtre, même si je ne suis pas du tout religieuse, je suis plutôt une athée convaincue.

C’est une église qui a un peu rassemblé des luttes tout au long de son histoire. Si on remonte à la commune de Paris, Louis Michel haranguait les foules dans l’église. Et après ça, il y a eu sans cesse beaucoup de luttes. Notamment, au moment des décrets Pasqua, ça devait être l’été 96, une occupation de l’église et quatre-cents sans papiers restés dans l’église tout l’été.

Le père Coindé, qui était à ce moment-là le prêtre, s’est opposé à sa hiérarchie pour les garder là et faire en sorte qu’on les régularise. J’avais rencontré ce monsieur qui depuis est décédé, et qui était un symbole de lutte. Il avait lutté toute sa vie, depuis le moment où il a eu la tuberculose et s’est battu pour que la cantine dans l’hospice où il était soit meilleure.

Et il y a aussi eu des occupations avant cette occupation-là qui a été un peu médiatisée. Par des Portugais, par des Italiens. Puis, quand il y a eu des rénovations dans le quartier et que le Parti communiste était un peu plus fort, il y a eu un peu une jonction très étonnante entre une lutte menée par les maisons des jeunesses communistes dans le quartier et par l’église : des gens qui allaient être délogés sous prétexte de redessiner le quartier. C’était vraiment nécessaire parce que les bâtiments étaient en ruine totale, mais on les déplaçait aussi pour faire un parc privé. Et ils ont réussi à être replacés dans les logements qu’on a reconstruits, ce qui fait qu’il y a une énorme proportion de logements sociaux par rapport à d’autres quartiers de Paris. Ça permet quand même, je pense, de freiner largement la gentrification. Parce qu’il y a une forme de gentrification, mais qui reste sur des taux à peu près stables et donc il y a un gros turn-over des gentrificateurs. Je peux peut-être me définir comme gentrificatrice, mais pour l’instant, je ne suis pas partie. J’ai pas d’enfants.

L’église, encore maintenant, a des salles et accueille les sans-abri, les sans-papiers, fait des visites du quartier pour qu’ils sachent où ils peuvent avoir des choses et d’autres, des distributions de repas. Les prêtres prêtent aussi les locaux pour des messes d’Afrique subsaharienne différentes. Il y a encore un gros ancrage.

Voilà, je suis assez impressionnée par cette église-là, les autres églises se sont opposées à elle, donc je n’idéalise pas complètement toute l’institution. Mais il y a des points de lutte qui ont été utiles à un moment.

Je ne sais pas trop dire. J’étais à Londres brièvement, un peu moins d’un an, et en revenant, pour pas retourner chez mes parents, je n’avais plus envie d’être en coloc, et là ont commencé des pérégrinations dans Paris et je suis un peu tombée amoureuse du coin. Il faut pas se mentir, les loyers sont aussi les moins chers de Paris. Enfin, je pense que dans le 19e-20e, si tu t’éloignes, tu dois trouver des prix similaires, peut-être un peu moins, mais dans l’ensemble. Et puis, assez vite, tu fais la queue à la boulangerie et les gens discutent de leurs enfants, de ceci, de cela, donc il y a quelque chose de l’ordre du lien social que je n’avais pas connu dans d’autres quartiers de Paris. Je me projette en tout cas, j’imagine bien vieillir ici. Ce lien dont je te parlais, cette impression qu’on se parle plus ici qu’ailleurs. Alors est-ce qu’on projette quelque chose qui fait qu’on se comporte différemment ici, qu’on se réinvente, qu’on se met à plus parler aux gens ? Je sais pas dans quelle mesure le lieu a influencé ça, mais je n’ai jamais tissé un aussi gros réseau de liens qui ne sont pas de l’ordre de mes amis de toujours. J’ai toujours eu ce besoin d’être très entourée, je suis pas une solitaire, mais là, il y a autre chose. Connaître tous les commerçants, tous les gens qui tiennent des cafés, se parler, rentrer chez toi et puis finalement saluer quelqu’un, s’installer, discuter. C’est quelque chose que je n’avais pas connu avant. Et pourtant j’ai toujours vécu dans les grandes villes, mais je n’avais pas connu ça.

C’était pas que New York, c’était différents endroits, beaucoup Washington et un peu aussi le Midwest à San José, dans le Missouri. Pour le coup, cette histoire de lien tu la retrouves moins, c’est des endroits un peu sinistrés.

Le premier film, il était aux Etats Unis parce que l’amie réalisatrice dont je suis très proche et avec qui on travaille, vivait là-bas à Washington. Et moi, j’étais dans un foyer pour sans-abri à Paris où j’étais bénévole. Je me suis dit qu’il y avait un sujet à faire, leur donner la parole en essayant de nous effacer le plus possible. Et elle m’a dit de venir voir Washington. C’est comme ça que ça a démarré là-bas, mais c’est aussi parce que c’était à côté de chez elle et que c’était des gens qu’elle croise au quotidien… Les deux se défendent, mais moi, dans ma démarche, dans ce que j’aime faire, je suis assez à l’aise avec ça. J’ai l’impression que mon voisin du rez-de-chaussée est un super sujet et je n’éprouve pas forcément le besoin d’aller le chercher ailleurs. En même temps, je regarde des œuvres qui sont le fruit d’une recherche ailleurs et j’adore. Mais ce qui fait que c’est un peu tout naturel, une fois que j’étais installée là, l’église, tout à coup, ça m’intéressait, les magasins Tati… Oui, il y a un vivier qui saute un peu aux yeux une fois qu’on est là.

Il n’y a pas une grande réflexion derrière, mais parfois, c’est les meilleurs objets. J’ai apporté un petit pot d’épices. En l’occurrence, c’est de la coriandre moulue. Ça aurait pu être autre chose. L’idée étant que dans ces quelques rues qui définissent la Goutte d’Or, on trouve absolument des épices de partout. On les sent aussi. Il y a un truc comme ça, de l’ordre d’essence olfactive, mais aussi du goût. Je cuisine énormément. Mon père est iranien et ma coloc est indienne. Et en se déplaçant en deux roues, je trouve absolument toutes les épices imaginables pour cuisiner des plats de ces deux pays et de bien d’autres. D’où les épices, c’est hyper important. J’y repense parfois, je suis vraiment très heureuse du quartier, donc je me le répète aussi, pas pour m’en convaincre, mais quand j’ai l’occasion d’en parler avec quelqu’un, je lui dis : « tu te rends comptes, il y a ça et ça » et je fais la liste des endroits où faire ses courses, où manger, et tout.

Et là, juste au bout de cette route, à l’angle avec la rue de la Chapelle, il y a aussi une épicerie asiatique, avec des pâtes de riz, pas des nouilles, non, c’est rond, ça ressemblerait presque à des orechiette. C’est ça que je trouve délicieux et qu’on trouve même plus chez les frères Tang.

la musique ?

Oui, oui, donc la musique m’est venue pendant la discussion et j’ai pensé à la chanson de 113 Tonton du bled, au début de laquelle le jeune n’a pas forcément envie de suivre son père au bled et il y a cette phrase… Je sais pas la citer, je vais réécouter. C’est une chanson que j’écoutais quand j’étais petite, que je n’ai pas écoutée depuis longtemps et qui m’est revenue. Il dit qu’il a la voiture pleine de sacs Tati remplis de choses à ramener au pays, à offrir pour satisfaire tous les enfants de la ville où il arrive. Le Tati a fermé récemment. Il ne brassait plus énormément de clients.

Il y a une raison pour laquelle il a fermé, mais c’est sûr que c’était un peu le vaisseau amiral de la firme et donc ça m’a un peu peinée. Et puis, j’ai un peu interrogé les gens au marché de Barbès sur la fermeture du Tati. Même des gens qui n’y allaient plus avait une histoire bien plus forte que la mienne. La mienne, c’était surtout le Tati tardif. Il y a eu une expansion, ils avaient fait un Tati bonbon, et toutes leurs sous-marques, Tati Or, etc. Les mercredis après-midis, on était tout seuls avec mon grand frère à la maison et il m’emmenait acheter des bonbons. J’ai ce souvenir-là, mais en parlant aux gens, j’ai découvert des souvenirs beaucoup plus ancrés encore : être habillé de la tête aux pieds chez Tati dans l’enfance, et effectivement faire des cadeaux quand on rentre.

J’ai un voisin russo-iranien et qui m’a expliqué que sa famille, qui venait de Russie soviétique à l’époque, allait chez Tati faire des emplettes avant de rentrer. Voilà donc Tonton du Bled.